Viols et Justice en France
Véronique Le Goaziou, sociologue, ethnologue, philosophe, chercheuse associée au CNRS, auteure d’une étude sur le viol :
Il faut savoir que ce sont les enfants les premières victimes des violences sexuelles, avant les femmes. Je suis désolée de le dire comme ça, il y a un côté comparatif qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre, mais les premières victimes de violences sexuelles sont des mineurs, si on reprend le langage pénal.
La majorité ?
La majorité sont des mineurs. Alors, suivant les enquêtes, le chiffre en tant que tel n’a pas grande importance, parce que ça dépend de quelle est votre source d’enquête. Mais les premières victimes d’agressions sexuelles sont des mineurs : enfants, adolescents, il faudrait nuancer. Mais en langage pénal, on dit « majeur » ou « mineur ». En tous cas des moins de 18 ans.
Dans un second temps ce sont des femmes adultes. Plus précisément, dans l’enquête que nous avons faite, au moins une victime sur deux était un mineur, je pense qu’on était presque à 60% (il faudrait que je vérifie) et à ma connaissance, dans mon souvenir, 30% avait moins de 10 ans.
Moins de 10 ans ?
Moins de 10 ans.
Donc ce sont effectivement les enfants et les adolescents qui sont les premières victimes des violences sexuelles. Je pense que ça a d’ailleurs toujours été le cas.
On estime, suivant les enquêtes, les études, que seuls 10% des viols seraient portés à la connaissance de la Justice. C’est-à-dire que si vous comparez le nombre de personnes qui dit avoir été violé dans les enquêtes de victimation, avec le nombre d’affaires pour viols qui sont portées à la connaissance de la Justice, vous avez en gros un rapport de 1 à 10. Ça veut dire que la Justice méconnaît à peu près 90% des affaires. Je trouve que c’est extrêmement paradoxal, parce que comment faudrait-il en parler plus pour que ça arrive à la connaissance de la Justice ? Et ça pose la question de la pénalisation de ces violences : au fond, est-ce que c’est la meilleure voie, pour les victimes, de voir leur affaire portée en Justice ?
Justement, qu’est-ce que c’est le viol en France ?
Il existe une définition pénale du viol, qui correspond à un article du code pénal. La définition dit que « toute pénétration à caractère sexuel commise sur la personne d’autrui par contrainte, menace, surprise ou violence est un viol ». C’est la loi du 23 décembre 1980.
Pas forcément une pénétration avec le sexe d’un homme ?
Pas du tout, c’est beaucoup plus large que ça. C’est toute pénétration à caractère sexuel. « Toute pénétration » ça veut dire que ce n’est pas uniquement une pénétration pénienne, ça peut être une pénétration digitale, ça peut être une pénétration dans les différents orifices du corps aussi, ça peut être une pénétration par objet, mais ça doit être quand même à caractère sexuel. Après, il peut y avoir interprétation, jurisprudence, etc., et commise sur la personne d’autrui, c’est-à-dire que ce n’est pas uniquement une femme, ça peut aussi être un homme. Parce que pendant longtemps, les lois sur les viols n’imaginaient les viols que commis par un homme sur une femme. La loi de 1980 a permis d’élargir le « spectre », si je puis dire, à la fois à des faits et des protagonistes, en l’occurrence des victimes.
Est-ce que le viol a toujours pour motivation le désir sexuel ?
Je ne pense pas. Nous avons tenté dans cette recherche d’établir une typologie des viols, c’est-à-dire que nous nous sommes posés la question qu’on se pose toujours quand on travaille sur ce sujet, qui est pourquoi ? Qu’est-ce qui motive ? Qu’est-ce qui peut se passer dans la « tête » des agresseurs sexuels ?
Une typologie : il y a plusieurs façons d’en établir, ce n’est pas un modèle gravé dans le marbre. Nous, nous sommes partis sur une typologie de ce type et j’ai été surprise de constater qu’à la lecture des différents éléments qu’il m’a été donné de lire, ce serait presque l’inverse. J’ai eu le sentiment qu’il y avait assez peu de viols à dominante sexuelle. Tous les viols ont une composante sexuelle, bien évidement, parce qu’il faut quand même qu’il y ait une pénétration à caractère sexuel. Mais les motivations, les intentions des agresseurs, de mon point de vue, peuvent être largement plus diversifiées que le seul désir sexuel. Ça existe, bien évidemment, il y en a, mais je suis pas sûre que ce soit la majorité.
Alors, qu’avez-vous trouvé comme « motivations » pour le viol ? Rapidement, quelle typologie ?
On a trouvé des viols dans lesquels très clairement les enjeux de pouvoir étaient majeurs, dominants. Tous les viols sont des rapports de force. Après, il y a différents types de rapports de force. On a trouvé des viols dans lesquels c’étaient la violence qui dominaient, c’est-à-dire que la violence sexuelle n’était jamais qu’un élément (pardonnez-moi pour le « n’était jamais que » mais au fond n’était qu’un élément) parmi d’autres éléments de violence. On a par exemple trouvé des affaires de viols conjugaux, dans des contextes où les victimes – des femmes dans la totalité des cas – étaient des femmes très violentées par leur conjoint, mari, copain, ex-conjoint, concubin, amant, les sphères de conjugalité au sens très large du terme…
Donc le viol venait en plus d’une violence quotidienne ?
Le viol venait en plus d’une violence quotidienne, ou bien d’une sorte de débordement de violence, une sorte de crise violente, à la faveur d’une dispute extrêmement orageuse, à la faveur d’une suspicion de jalousie, de tromperie… dans lesquelles le viol est un élément parmi d’autres. Et ce qui est très intéressant, et même très intriguant, c’est que parfois les victimes le disent elles-mêmes : « Ce n’est pas tellement le viol (dans ce cadre-là j’entends bien) qui a procuré la souffrance la plus importante ». On a comme ça des affaires dans lesquelles on a le sentiment que le viol est « mis au service » d’une certaine façon, d’une sorte de violence tous azimuts, d’une violence généralisée. Ce sont souvent les affaires les plus sordides, les plus dures que l’on a pu lire ou dont on a pu avoir connaissance.
Il y a ensuite des viols que j’ai appelé « de la revanche sociale ». J’ai été frappée que dans un certain nombre de dossiers, et en particulier dans les affaires où les auteurs sont des inconnus… Il faut savoir que la majorité des viols sont commis par des personnes qui connaissent les victimes, ou sur des victimes qui connaissent les auteurs.
Alors quand vous dites la majorité ?
La majorité, c’est presque 8 sur 10.
C’est ça, c’est presque la totalité !
C’est presque la totalité, on pourrait dire à l’inverse, que toutes les enquêtes montrent que les violences sexuelles de façon générale sont des violences de proximité et que le viol est un crime du proche. C’est-à-dire qu’a contrario, les abus sexuels, violences sexuelles, agressions sexuelles commis par des inconnus, c’est-à-dire des personnes avec lesquelles les victimes n’ont absolument aucun lien affectif, familial, de connaissance, sont rares. 8 sur 10, 7 sur 10, 9 sur 10, ça dépend des enquêtes, mais au fond c’est vraiment la minorité des affaires.
Alors, pour continuer sur ce que vous disiez ?
Sur le viol de « la revanche sociale ». J’ai été frappée de constater que notamment dans les affaires où il y avait des auteurs qu’on va appeler « inconnus » comme ça, des victimes, et bien les victimes et les auteurs étaient en tous points opposés, notamment sur le plan social. Pour donner une « image », les victimes étaient très souvent des femmes, assez jeunes — par exemple à Paris, c’est notamment dans des aires urbaines —, qui venaient d’un milieu social plutôt aisé, et qui elles-mêmes avaient une situation sociale confortable, voire très confortable. Et les agresseurs, au contraire, étaient souvent ce qu’on appellerait – pardonnez-moi pour le langage un peu familier – des « perdants », des perdants sur à peu près tous les plans, des « loosers » comme diraient les jeunes. C’est-à-dire des personnes d’extraction sociale plutôt basse ou moyenne, des personnes qui n’ont pas réussi, des hommes, en tous cas au moment où les faits ont été commis à avoir une position sociale, une existence sociale, et pour lesquels on peut se demander si le viol n’a pas été un moyen de pouvoir prendre une sorte de revanche sociale, c’est-à-dire d’infliger un rapport de force à quelqu’un qu’ils ont mis dans la position de faiblesse qu’ils vivent quotidiennement. C’est pour ça que je l’appelle de la « revanche sociale », c’est-à-dire que la composante sexuelle est bien évidemment présente, mais on a le sentiment que ces personnes-là vont faire payer d’une certaine façon à d’autres qu’eux-mêmes le ressentiment qu’ils vivent, qu’ils éprouvent parce qu’ils y arrivent pas. Ils n’arrivent pas à avoir une existence. Je me souviens d’un cas, d’un dossier, où d’ailleurs le jeune homme l’expliquait très bien. Il était livreur de pizzas. Livreur de pizzas, ce n’est pas un plein temps et on ne gagne pas beaucoup d’argent avec cette situation. Je crois qu’il était antillais, donc noir de peau, et qui expliquait… Il l’expliquait très bien lui-même d’ailleurs, qu’il avait passé une semaine à livrer… Alors en plus il livrait plutôt dans les beaux quartiers parisiens, si je puis dire… et il expliquait très bien que ce n’était pas simple d’aller livrer des pizzas dans des beaux immeubles, dans des beaux appartements. Il n’était pas satisfait de son travail, et à la fin d’une journée où il s’était fait rembarrer 2, 3 fois… Une jeune femme lui ouvre, elle lui fait une réflexion quasiment anodine sur le retard, et là il explique très bien qu’il « pète les plombs ». Il s’en prend à elle, il la violente et il la viole et il a cette phrase en disant « c’est comme si je m’étais vengé de tout ce que j’avais supporté pendant cette journée ou pendant une semaine ». Et des affaires comme ça, il y en a plusieurs. En tous cas il est frappant de constater qu’il y a plusieurs situations où les agresseurs sont vraiment situés aux échelons les plus bas de l’échelle sociale, et comme « par hasard » vont aller s’en prendre à des femmes qui ne sont pas forcément au top de l’échelle sociale, mais qui globalement ont une forte aisance sociale. Et je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de l’ordre de la revanche, le viol étant au fond un instrument qui est mis au service d’une revanche sociale.
C’est ça, on a l’impression que le viol est un outil. Et c’est une arme, qui est d’ailleurs largement utilisée dans les guerres.
Exactement, le viol est une arme, un instrument, un outil pour imposer un rapport de force à quelqu’un d’autre. Mais pourquoi impose-t-on un rapport de force à quelqu’un d’autre ? Ce n’est pas uniquement par manque sexuel, par insatisfaction sexuelle. J’irais même jusqu’à penser que dans ces cas-là, la sexualité ou le désir sexuel est presque annexe, accessoire.
Derrière un article du code pénal, derrière un unique mot se masquent, se cachent, des faits qui n’ont quasiment rien à voir les uns avec les autres. Entre un viol unique commis sur une femme, par exemple qui rentre chez elle la nuit et qui va se faire agresser par un homme dans le hall d’immeuble avec un couteau sur la gorge, c’est un viol : par exemple l’homme va l’obliger à lui pratiquer une fellation. Entre ça et une petite fille violée plusieurs années durant par son père, et puis après elle la petite sœur et puis après elle le petit frère, ce n’est pas pareil. C’est le même mot, c’est le même article du code pénal, ce n’est pas pareil. Ou bien une affaire de jeu sexuel -même si il faut être un peu prudent avec les termes – qui se termine mal entre ados, par exemple, mais on a plus le sentiment que c’était un jeu, quelque chose de la découverte sexuelle, quelque chose de l’initiation et puis peut-être une des jeunes filles, ou un des jeunes garçons du reste, trouve que l’on va trop loin et se sent moins à l’aise… Ça peut se terminer en viol, par exemple s’il y a une pénétration digitale. C’est le même mot mais en réalité ce ne sont pas les mêmes réalités psychologiques, affectives, sociologiques. Et si je le dis, ce n’est pas uniquement pour le plaisir de l’analyse intellectuelle. C’est que, du coup, ce ne sont pas les mêmes campagnes d’information, ce ne sont pas les mêmes dispositifs de prévention, ce ne sont pas les mêmes processus d’accompagnement et de traitement, ce ne sont pas les mêmes discours, ce ne sont pas les mêmes mots que l’on doit mettre sur ces « violences ». C’est une première chose.
Une autre difficulté à laquelle on fait face, si l’on veut que le voile du silence se lève… Les violences sexuelles sont les violences du proche. Comment alerter sur le fait que les prédateurs potentiels, si on veut parler en ces termes-là, ce n’est pas l’inconnu, ce n’est pas l’étranger, ce n’est pas le lointain, c’est le proche.
Pour une femme adulte, la probabilité la plus forte qu’elle aurait d’être victime d’un viol, c’est par son conjoint, ou c’est par l’acteur principal de sa sphère de conjugalité, disons : son conjoint, son mari, son époux, son ex-conjoint, son amant, son petit copain, son flirt… Comment aller dire aux femmes : « Méfiez-vous de votre conjoint ? » Les enfants, ce sont d’abord les pères, les beaux-pères, les grands-pères, les oncles. Comment dire à des enfants : « Méfiez-vous de vos proches ». Comment on dit le danger du proche ? On a essayé, je pense qu’on s’est amélioré sur les campagnes d’information. Il y a encore quelques années, c’était encore la campagne d’information où ça se passait la nuit, le violeur avait une mine patibulaire, il pleuvait, au mois de Novembre. Non ! Le violeur il n’a pas une mine patibulaire, il ne pleut pas et ça se passe dans la chambre d’une villa !
Comment on le dit ? Comment on met les mots là-dessus ?
Et troisièmement, je pense qu’il faut avancer sur la question de la protection des victimes. Je pense qu’on a touché nos limites sur la pénalisation. Qu’est-ce qu’on veut de plus ? Remettre la peine de mort ? Faire une peine de viol de 20 ans, de 25 ans ? Moi, je suis en désaccord par exemple avec certaines voix qui pensent qu’il faudrait allonger encore les délais de prescription. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. C’est nous couper des moyens que la Justice a de travailler. Donc ce n’est pas une bonne idée. Je pense qu’on sait que c’est un crime, on sait que c’est grave, la Justice en a tenu compte, quand même aujourd’hui. Sauf qu’elle ne peut pas aller plus loin. Donc si la Justice ne peut pas aller plus loin, donnons-nous des armes et des moyens pour activer les autres moyens de travailler en coopération avec les victimes.
Pourquoi iraient-elles porter leur affaire en Justice dans les conditions actuelles du fonctionnement judiciaire, que je ne critique pas du reste… mais qui est ce qu’il est. Si l’on veut effectivement que les victimes lèvent davantage le voile du silence, allons vers elle, tendons-leur la main, demandons-leur ce qu’elles veulent, accompagnons-les, donnons-nous des moyens pour répondre à leur demande. Ce qui n’est pas fait du tout. C’est pour moi une démagogie. Dans la parole, dans l’affichage – notamment l’affichage politique – on a placé les victimes au centre de nos préoccupations. On a vite fait de dire qu’on va aller se porter au secours des victimes… dans les faits ce n’est pas vrai ! On a encore beaucoup à gagner de ce point de vue pour prendre au sérieux la place des victimes. Sans tomber, bien évidemment, dans le travers qui sera mon quatrième point d’une certaine façon, que tout jeu sexuel n’est pas un viol, toute « initiation » sexuelle n’est pas un viol…
Mon quatrième point, c’est : « Attention aux paniques là-dessus, attention aux paniques ! » On n’en est pas loin parfois. Je pense qu’il y a, dans les dossiers que j’ai pu étudier – pas aux Assises, mais en Justice… Des magistrats eux-mêmes disent d’ailleurs : « Il n’y a pas d’intention de nuire, là ». On n’est pas dans l’agression, on est dans le jeu, on est dans le « touche-pipi ». On ne le dit plus trop aujourd’hui. Surtout entre des jeunes, on est dans la maladresse. Attention de ne pas tomber dans l’excès inverse, je pense que c’est important. Tout n’est pas violence. Quand même. Même si des jeunes s’y prennent mal, même si les relations sexuelles entre jeunes peuvent parfois être un peu rudes… On n’est pas au pays des Bisounours, et les « initiations » sexuelles, et les premières relations sexuelles et le désir sexuel lui-même, il n’est pas tout noir ou tout blanc. Ce n’est pas simple, « je veux » ou « je veux pas ». C’est compliqué le désir. Et ce n’est pas parce qu’on ne sait pas bien formuler le désir, on n’hésite à formuler le désir, on n’a pas les mots pour formuler le désir, qu’on tombe dans la violence. Je pense qu’il y aurait des modulations à apporter, qui nous aideraient à penser les violences.
L’intégralité de chacun de ces entretiens est disponible gratuitement sur notre site internet et sur notre chaîne YouTube.