Viol des enfants : qui sont les violeurs ?

Véronique Le Goaziou, sociologue, ethnologue, philosophe, chercheuse associée au CNRS, auteure d’une étude sur le viol :

Est-ce qu’il existe un profil-type du violeur en général, et plus précisément du violeur d’enfants ?

Il faut distinguer en fonction des sources d’enquêtes. L’un des enseignements les plus importants des enquêtes de victimation, c’est que les violences sexuelles sévissent dans tous les milieux sociaux, et ça c’est un des enseignements les plus importants, parce que pendant longtemps, on a eu une sorte de figure-type du violeur, comme on a eu une figure-type de l’assassin, une figure-type du « violent » de façon générale. Alors ça évolue en fonction des périodes, mais bien souvent, c’était le fou, l’errant, le malade, le sauvage, le paysan, l’étranger — qui revient souvent —, le dépravé, le vagabond… On a comme ça ce qu’on peut appeler des « figures de la dangerosité » qui viennent incarner le mal. Et pendant longtemps, on a estimé dans nos représentations, que les violences sexuelles, le violeur, et a fortiori le violeur d’enfant étaient « un étranger dépravé fou ». C’était le summum.
Et puis, il faut leur reconnaître, ce sont notamment les féministes les premières qui ont, dans les années 60, 70, dit : « nous, quand on va à la rencontre des femmes victimes de violences sexuelles, on s’aperçoit qu’elles viennent de tous les milieux sociaux, et que les agresseurs sexuels sont donc aussi issus de tous les milieux sociaux, puisque dans la majorité des cas, ils se connaissent ». Elles l’avaient dit comme ça de façon un peu intuitive, en regardant autour d’elle. D’ailleurs, ça leur avait valu un certain nombre de problèmes, sur l’échiquier partisan d’une certaine façon, parce que à droite on disait « non, les violeurs ça ne peut pas venir des classes sociales aisées, ce sont des dépravés, des malheureux éventuellement ». Mais elles ont eu aussi des problèmes plutôt vers les partis ou les formations partisanes de gauche, parce qu’elles disaient aussi : « ça peut aussi exister dans les milieux sociaux chez les ouvriers, chez les étrangers, chez les immigrés ». Cette parole, « que ça vient de tous les milieux sociaux », ça n’a pas été simple à entendre.

C’est un fait ? Ça vient vraiment de tous les milieux sociaux ?

Pour le coup, les enquêtes de victimation, donc les enquêtes scientifiques, ont montré que ça venait de tous les milieux sociaux. En tous cas que les victimes étaient de tous les milieux sociaux, si on veut être rigoureux. Mais dans la mesure où dans la grande majorité des cas, les violeurs, les auteurs, évoluent dans les mêmes sphères psychologiques, affectives et sociales que les victimes, résidentielles, géographiques, familiales que les victimes, on peut donc en déduire que les agresseurs viennent aussi de tous les milieux sociaux. Et ça, ça a été un enseignement fondamental. Sauf que… quand on regarde maintenant les affaires qui arrivent en Justice, alors là on est singulièrement étonnés de voir que les affaires qui arrivent en Justice sont notamment celles où les auteurs sont issus des milieux sociaux défavorisés. Et plus on va loin dans la chaîne pénale, c’est-à-dire plus on va vers les Assises, plus le profil social des accusés, pour la Cour d’Assise, est un profil social d’une personne située aux échelons les plus bas de l’échelle sociale. Où sont passés les autres ?

Justement ?

Là, il y a un phénomène tout à fait étonnant, alors il faut expliquer deux choses. Il faut d’une certaine façon expliquer la sous-représentation des personnes issues des milieux sociaux les plus favorisés, et la sur-représentation des personnes issues des milieux sociaux défavorisés, pour parler en ces termes un peu binaires.
D’abord, la question c’est la plainte, ou le fait d’aller porter à la connaissance de la police ou de la Justice, le fait. Hypothèse de travail – il faudrait faire des recherches pour le savoir – : est-ce que l’on parlerait moins des violences sexuelles dans les milieux sociaux favorisés que dans les milieux sociaux défavorisés ? C’est tout à fait possible. Et c’est quelque chose d’intéressant à dire, parce qu’on pourrait avoir l’impression que ce serait plutôt dans les milieux sociaux favorisés, conscientisés, lettrés, diplômés, éduqués, etc. qu’on aurait tendance à en parler plus, et bien ce n’est pas du tout évident. Et il est tout à fait recevable à titre d’hypothèse que ce soit plutôt dans ces milieux-là que l’on tait les violences sexuelles, et que ce serait plutôt dans d’autres milieux sociaux que l’on aurait tendance à les déclarer, à les énoncer. Cela étant, il faut bien comprendre aussi que les milieux sociaux dits « défavorisés » sont – pour le dire en termes simples et un petit peu lapidaires – aussi davantage dans le collimateur des organes du contrôle social. Par exemple, ce sont déjà des clients des services sociaux, ce sont déjà des clients des services éducatifs, ce sont déjà éventuellement des clients des services policiers. Donc dès lors, les comportements, les agissements des personnes dans les milieux sociaux défavorisés sont davantage scrutés, sont davantage contrôlés, sont davantage surveillés que les agissements ou les comportements qui peuvent avoir lieu dans les milieux sociaux favorisés. Le résultat en tous cas est celui-ci. On peut y ajouter le fait que, dans les milieux sociaux dits « favorisés », pour ceux dont les affaires arrivent en Justice, ils se défendent beaucoup mieux, ils se défendent beaucoup plus : le niveau de diplôme, « le capital éducatif » comme on pourrait le dire, éventuellement le capital financier aussi, font que lorsqu’ils arrivent devant un juge d’instruction, éventuellement d’abord un procureur et ensuite un juge d’instruction, a fortiori un policier en amont, ils s’en laissent beaucoup moins compter, ils ont du répondant, ils ont la culture juridique minimale, ils ont éventuellement les moyens de pouvoir prendre un bon avocat, ils savent fabriquer du réseau, ils ont une position sociale qui fait que de toute façon le juge des libertés et de la détention aura peut-être plus de scrupules à les placer en détention provisoire. Et compte-tenu de la grande difficulté à établir les éléments constitutifs du viol, s’ils nient… Si l’affaire est un peu ancienne, ça va être assez facile pour que l’affaire par exemple soit classée, et qu’ils se retrouvent en proportion moins souvent aux Assises que d’autres… Qu’un monsieur qui a pas de culture juridique du tout, qui éventuellement parle très mal le français, qui comprend strictement rien à la procédure pénale et qui va être un peu intimidé par un juge qui a un Bac +5. Parce que l’on sait aussi que l’attitude du mis en cause, ou du mis en examen ou de l’accusé est extrêmement importante dans le cadre de la procédure pénale.

Alors, pour revenir aux agresseurs sexuels, ces violeurs. Est-ce que vous avez retrouvé les mêmes profils lorsque la victime était un enfant, ou est-ce qu’il y a une différence ?

La majorité des affaires dont les victimes étaient des enfants sont des affaires intra-familiales.

Donc on peut parler d’inceste ?

On peut parler d’inceste, tout dépend ce que l’on met sous le mot inceste. En tous cas, on a trouvé quelques affaires où il pouvait y avoir des enfants ou des adolescents victimes en dehors du cadre familial, mais c’est vraiment une minorité. Ça concernait plutôt des adolescents. Alors, un mot quand même sur ce type d’affaire. Là, c’était surtout des affaires avec des ados : 13, 14, 15, 16 ans plutôt, qui se sont trouvés « embarqué » dans une relation avec un adulte, très souvent un homme. Très souvent un homme qui annonçait, lui énonçait, affichait une relation amoureuse avec ce jeune. Et l’enfant ou le jeune, qui d’ailleurs parfois abondait dans ce sens-là, qui pouvait également dire qu’il avait été question de tendresse, de relation amoureuse. Bon. Mais la loi stipule je le rappelle que toute relation sexuelle est interdite entre un mineur de quinze ans et moins, et un adulte de plus de dix-huit ans en France. Donc amour ou pas, de toute façon la loi l’interdit.
Donc on a trouvé comme ça un volet d’affaires de relation, si l’on en croit les auteurs, les agresseurs sexuelles, de relations amoureuses de « pédophilie » au sens étymologique du terme presque, c’est-à-dire d’un homme qui disait être attiré par des jeunes ou par des enfants, qu’il les les aimaient et avec lesquels ça pouvait déboucher sur des partages d’actes sexuelles, d’attouchements… Ça c’est une première forme d’affaire ou un premier type d’affaire dans lesquelles les enfants, les jeunes, les adolescents, pouvaient être impliqués.
Mais le gros des affaires dans lesquelles les enfants étaient impliqués en tant que victimes, ce sont des affaires intra-familiales. Les auteurs étant les pères, les beaux-pères, les oncles ou les grands-pères. Les hommes de la famille. Ce sont, de ce que l’on a pu voir, des enfants qui font l’objet de relations sexuelles incestueuses, c’est-à-dire des relations sexuelles commises par des hommes de la famille, d’une certaine façon. En général plutôt des filles, mais également des garçons, puisque dans notre enquête, nous avons trouvé – si mes souvenirs sont bons – 20% de victimes de sexe masculin. Ce qui est beaucoup plus que ce que les enquêtes de victimation disent. Eventuellement on pourra en reparler. Je pense que les victimes de sexe masculin sont en réalité beaucoup plus nombreuses que ce que les enquêtes de victimation disent, mais les personnes concernées ont sans doute beaucoup plus de difficulté à le dire que lorsqu’il s’agit d’une femme ou d’une jeune femme… pour tout un tas de raisons.
Je reviens aux affaires où les enfants sont des victimes dans le cercle intra-familial. Ce qui est étonnant dans ces affaires, c’est que lorsqu’on lit les auditions des agresseurs – et ils ont été auditionnés un paquet de fois — par la police, par la gendarmerie, par le juge d’instruction, une fois, deux fois, trois fois, cinq fois, par l’expert psychologue, par l’expert psychiatre. Ce qu’ils expliquent assez bien, c’est que les violences qu’ils ont commises sont des sortes de « passages à la limite ». C’est-à-dire qu’un violeur, ça ne vient pas tout de suite, d’une certaine façon. On ne naît pas violeur ou agresseur sexuel. Et ils expliquent parfaitement bien que ça démarre par des gestes, des agissements tout à fait ordinaires, d’un père, ou d’un grand-père, en l’occurrence prenons le cas d’un père, avec sa fille ou avec son fils, dans un cadre très quotidien : des échanges de câlins, des échanges de caresses, des échanges de bisous – d’autant plus prononcés que l’enfant est petit -, des jeux au moment du coucher, au moment de la sieste, au moment du déshabillé, au moment du bain, au moment de la douche, quand on regarde la télévision… Au fond, des moments ordinaires de la vie ordinaire, avec des échanges charnelles mais qui paraissent tout à fait normaux, voire même qu’on encourage si je puis dire, entre un père – pour prendre le cas d’un père -, son fils ou sa fille. Et puis, premier « passage à la limite », premier « décrochage », il l’explique là aussi très bien – le père en l’occurrence. Il dit : « j’ai ressenti un plaisir que je connais, un plaisir que j’ai déjà ressenti », sous-entendu un plaisir d’ordre sexuel. Si on devait le dire dans des termes très concrets : « j’ai eu une érection » ou « j’ai ressenti quelque chose de l’ordre d’une érection », et ils savent parfaitement bien qu’il y a quelque chose qui n’est pas « normal ».

Qui n’est pas à sa place ?

Exactement. Qui n’est pas à sa place. Et eux-mêmes en sont presque étonnés parfois. Ils savent parfaitement bien, dans tous les documents que j’ai pu lire, les auditions. Il n’y en a aucun qui ait dit « j’ai ressenti ça, ça m’a paru normal et point barre ». Pas du tout. Ils sentent, ils identifient eux-mêmes qu’il y a un décrochage, qu’il y a un décalage qui est pas ordinaire, qui n’est pas dans la continuité de l’échange charnel avec l’enfant, du câlin… Parce que l’interdit de l’inceste, il est en réalité parfaitement intégré… et non, au final ! Mais il est parfaitement intégré, c’est-à-dire qu’ils sont parfaitement capables de vous dire : « on sait très bien qu’on n’a pas le droit ».

D’un point de vue intellectuel, il est intégré.

Plus qu’intellectuel. D’un point de vue rationnel, d’un point de vue presque… d’abord moral, très souvent moral. Ils brandissent l’interdit de l’inceste en disant « on n’a pas le droit de… » Mais, alors quoi ? Là, on passe le bébé au psy, — nous sociologues —, parce que là, on ne sait plus… Qu’est ce qu’il se passe pour qu’ils identifient eux-mêmes un plaisir, c’est intéressant d’ailleurs quand ils disent « j’ai reconnu un plaisir d’ordre sexuel ». Ils l’ont reconnu parce que ce sont des hommes qui ont eu une vie sexuelle ou qui ont une vie sexuelle et qui savent parfaitement bien identifier le plaisir. Ça c’est le premier « passage à la limite », le premier « décrochage ».
Et le second, qui est aussi important que le premier, c’est que rien ne les empêche de continuer. C’est-à-dire qu’ils ne trouvent sur leur route aucun obstacle qui les empêche d’aller y retourner une seconde fois, et une troisième fois, et une quatrième, puis une cent-cinquantième fois. Et c’est presque aussi important d’une certaine façon que le premier décalage ou le premier passage à la limite. Et ça aussi ils l’expliquent très bien, c’est-à-dire qu’ils vont aller d’une certaine façon presque rechercher ce plaisir sexuel-là, ne pas s’en priver. Et ils l’expliquent très bien en disant : « l’enfant ne s’y oppose pas ». Un enfant ne s’oppose jamais à son parent, on y reviendra éventuellement et l’entourage ne s’y oppose pas non plus. Ce qui pose la question de : « Que dit l’entourage ? Que voit l’entourage ? Que fait l’entourage ? Que soupçonne l’entourage ? ». C’est un peu, si vous m’autorisez cette comparaison extrêmement osée d’une certaine façon, mais pour donner une image un peu claire : c’est comme si quelqu’un traversait en dehors des clous, et il n’y a personne pour lui dire qu’il traverse en dehors des clous. Il sait parfaitement bien qu’il traverse en dehors des clous, mais personne ne vient le lui signaler. Personne ne siffle, d’une certaine façon, la fin de l’agissement. Et ça peut durer comme ça des années, des années.
Et je trouve que ce deuxième passage à « la limite », il est aussi important que le premier. Parce qu’ils vont, en solution de facilité, une façon d’éprouver du plaisir… Ce ne sont pas des hommes qui tout d’un coup vont sauter sur leur enfant, vont le violenter et lui faire du mal. Elle est là la difficulté, aussi. Si à la limite c’étaient des pères ou des beaux-pères qui tapaient sur le gamin. Mais non ! C’est beaucoup plus « subtil » si j’ose dire, que ça, beaucoup plus fin que ça.

Est-ce que vous avez rencontré, au cours de cette enquête, des dossiers dans lesquels une femme était auteur de viol ?

Très peu. Je crois que sur plusieurs centaines de dossier, 460 très précisément, nous avons 8 ou 9 affaires où les femmes sont auteurs de viol, enfin sont auteurs de ces affaires. Sachant que dans 5 ou 6 d’entre elles, en réalité elles ont été accusées de complicité de viol.

D’accord.

Restent, si mes souvenirs sont exacts… Je me souviens de 2, peut-être 3 affaires, où la femme en l’occurrence, ont été accusé en tant qu’auteur principal du viol. C’est dire si c’est quand même une rareté, d’une certaine façon.

Pourquoi ? Est-ce que vous avez une explication ?

Il faudrait remonter en amont. Qu’en est-il des femmes auteurs de violences sexuelles ? Même dans les enquêtes de victimation, c’est-à-dire que lorsque, dans les enquêtes de victimation, on demande aux victimes si elles peuvent donner le sexe de leur auteur, dans la grande, grande majorité des cas, ce sont quand même des hommes qui sont des auteurs, et peut-être également y a-t-il encore moins d’affaires dont les femmes sont auteurs qui arrivent en Justice. Tout ça ce sont des hypothèses, il faudrait le vérifier. Il est vrai qu’on a très très peu d’affaires, voire quasiment aucune affaire où l’on trouve des femmes auteurs de viols qui arrivent en Justice, en tous cas qui arrivent aux Assises. Et même, qui arrivent en Justice, parce là je termine une autre recherche où l’on étudie des dossiers de viols à toutes les échelles de la chaîne pénale, y compris depuis le stade du classement sans suite, et bien on trouve aussi… elles tiennent dans les doigts d’une main, le nombre d’affaires où les femmes sont impliquées. Alors, est-ce que c’est parce qu’il y a de fait un nombre extrêmement rare, ou très faible de femmes auteurs de violences sexuelles et/ou parce qu’elles arrivent encore moins en Justice que les autres ? Si on retient l’hypothèse qu’elles arrivent en proportion encore moins en Justice que les autres, je pense que c’est pour des raisons à peu près symétriques que le fait qu’il y ait aussi assez peu d’affaires qui arrivent en Justice où les hommes sont les victimes. Je pense que c’est impensable, ça reste de l’ordre de l’impensé, c’est très rare, et c’est très particulier.
Les affaires que j’ai pu regarder, étudier, où des femmes sont impliquées, sont vraiment des cas extrêmement singuliers, extrêmement particuliers, avec des circonstances, des contextes d’une grande violence en général, d’une très grande violence. Je pense que c’est à la fois rare et peut-être en partie sous-estimé.

Est-ce que vous avez rencontré des dossiers où l’agresseur était un adolescent ?

Oui. Nous avons bien sûr rencontré des dossiers où les mineurs — en langage judiciaire, adolescent ça ne veut rien dire, c’est majeur et mineur. On a trouvé, deux types d’affaires, deux types de situations, deux types de viols dans lesquels des mineurs peuvent être notamment, voire majoritairement, impliqués. D’abord ce sont des viols intra-familiaux entre frères et sœurs ou entre cousins et cousines, où les agresseurs sont des adolescents la plupart du temps qui s’en prennent à des petites filles majoritairement, ou des petits garçons aussi, de leur famille. Famille, soit au sens étroit du terme, soit au sens élargi : frère sur sœur, demi-frère sur demi-sœur, cousin sur cousine… Voilà à peu près le cas de figure que l’on a. Et ce qui nous a frappé dans ces affaires-là, c’était que bien souvent, c’étaient dans des familles où la place des uns et des autres n’est pas claire du tout. Ce que les psychologues ou les psychiatres appellent des familles où règne une sorte de climat incestuel. Où bien souvent l’auteur, qui est jeune, ce sont pas des enfants, ce sont des ados, mais on retrouve des affaires avec des pré-ados de 10, 11, 12, 13, 14 ans, qui bien souvent évoluent dans des familles où ils ne savent plus très bien qui ils sont, où l’ordre du désir est « tourneboulé » d’une certaine façon, où on ne sait plus envers qui on a le droit d’éprouver du désir ou de ne pas éprouver du plaisir, ou alors dans lesquelles le viol devient un instrument au service d’une sorte de règlement de compte intra-familiale. Où très clairement, on a le sentiment que le frère s’en prend à la sœur, ou le demi-frère à la demi-sœur, pas parce qu’il en veut à la sœur ou à la demi-sœur, mais parce qu’il y a des comptes à régler au sein de la cellule familiale. C’est bien souvent une sorte de sonnette d’alarme : « Qui suis-je ? Quelle est ma place ». Donc là aussi les sociologues renvoient aux psys, d’une certaine façon, en disant : « Ouille ouille ouille ! ». Là aussi, d’ailleurs, les auteurs l’expliquent très bien, on a le sentiment qu’ils sont complètement perdus, à la fois dans la filiation verticale et dans la place horizontale. Ce sont des affaires très singulières là-aussi, mais qui de notre point de vue relèvent plus du traitement, de l’accompagnement psycho-éducatif que du pénal.
Et on trouve aussi d’autres affaires dans lesquelles les auteurs sont souvent, majoritairement là aussi des mineurs, et qui agissent en groupe. C’est ce qu’on appelle ou ce qu’on range sous le vocable de « viol collectif ». Il y a des viols collectifs qui sont commis par des majeurs, évidemment, mais beaucoup d’entre eux sont quand même commis par des mineurs. Dans les affaires de viols commis par des mineurs, ce sont très souvent des viols collectifs. Il y a une sorte presque de marque de fabrique, si j’ose dire. Quelles sont ces affaires de viols collectifs ? On trouve plusieurs circonstances, plusieurs contextes, mais ce qui nous a frappé c’est que bien souvent dans ces affaires, le viol est une sorte de rite initiatique, est une sorte d’initiation, à double titre d’ailleurs : soit une initiation sexuelle, soit une initiation au sens où les ethnologues en parlaient, d’acquérir sa place dans le groupe. Alors, initiation sexuelle : j’ai été frappée, dans ce que plusieurs de ces affaires, le jeune vit là sa première relation sexuelle, et ça se termine en viol. On a presque envie de dire ça, et ce sont souvent des jeunes garçons qui sont dans la difficulté pour formuler leur désir sexuel. Ils ne savent pas mettre des mots sur la chose, ils s’y prennent visiblement très mal pour dire leur envie de l’autre, dont les gestes sont… on a presque envie de dire « inadaptés » à la situation – bien souvent aussi sur fond d’alcool ou sur fond de produits stupéfiants – qui ne savent pas dire, qui sont maladroits, qui rougissent, qui ne savent pas utiliser les mots, dire simplement : « j’ai envie de toi, je te désire, j’ai envie de t’embrasser, j’ai envie de faire l’amour » enfin des mots qui apparemment paraissent simples, et qui faute de pouvoir les formuler, vont passer à l’acte de façon agressive, de façon violente. Et qui vont trouver là leur première occasion de relation sexuelle.
Et puis, on trouve aussi l’initiation au sens « place dans le groupe ». Les viols collectifs – viol collectif ça commence à 2, mais bien souvent les auteurs sont 3, sont 4, sont 5, sont 6, sont 8, sont 9. Très difficile de savoir qui fait quoi, au final, d’ailleurs. Et on trouve des jeunes pour lesquels c’est la relation au groupe de jeunes qui prime, plutôt que la relation à la victime. Au fond, la victime n’est jamais qu’un instrument, qu’un objet sexuel en l’occurrence, d’un groupe dans lequels la pression et la contrainte sont si fortes que de ne pas passer à l’acte, c’est ne pas faire partie du groupe. Je me souviendrai toujours d’une affaire, d’un dossier, dans lequel un jeune de quinze ans et demi, seize ans, dit : « je préfère être un violeur plutôt que d’être un pédé, sous-entendu « je préfère appartenir au groupe dans lequel la construction de la virilité est en pleine élaboration », une virilité un peu rude, une virilité un peu dure, une virilité qui implique à leurs yeux de mettre à distance le plus possible tout ce qui touche à la féminité, à la tendresse, à la douceur, à la câlinerie, et donc à la femme qui est en eux, bien évidemment, voire à l’enfant qui est en eux, plutôt que d’être, comme il dit « un pédé ». Donc, on voit bien combien la pression du groupe, la contrainte collective dans ses agissements-là est extrêmement forte, la victime n’étant jamais, à leurs yeux, « qu’un objet sexuel comme un autre ».

L’intégralité de chacun de ces entretiens est disponible gratuitement sur notre site internet et sur notre chaîne YouTube.