Victime de pédophile, futur pédophile ?

Mathieu Lacambre, psychiatre hospitalier référent, président de la Fédération Française des Centres Ressources pour les Intervenants auprès des Auteurs de Violences Sexuelles (FFCRIAVS) :

Lorsqu’on est enfant et qu’un adulte vient faire effraction dans votre sexualité, ça laisse toujours des traces, avec différentes modalités. De manière schématique, si vous avez des capacités de résilience, c’est-à-dire la faculté d’amortir les éléments traumatiques, vous pouvez mettre ça de côté. Et puis vous allez grandir avec malgré tout des reviviscences et des petits symptômes qui vont venir réinterroger votre sexualité à l’âge adulte, et ça va venir vous gêner. Un peu comme une espèce d’épine, une écharde, ou un caillou dans la chaussure qui va vous empêcher malgré tout d’avancer correctement de manière harmonieuse dans votre propre sexualité. Première modalité.
Deuxième modalité : vous allez commencer à imaginer que la sexualité c’est ça. À l’âge de 7, 8 ans, un adulte ou des plus grands, des adolescents, viennent comme ça jouer avec votre libido et votre accès au génital et puis du coup vous allez fixer votre sexualité à ce niveau, votre sexualité infantile. Le plus souvent, sur le même registre, homo ou hétérosexuel, dans un phénomène de répétition. Et puis en grandissant, vous allez reproduire, puisque c’est la norme, c’est celle que vous avez vécue, c’est celle que vous avez intégrée, et d’ailleurs ça fonctionne bien puisque vous avez été excités, ça, c’est purement mécanique et physiologique, vous avez eu une érection, un orgasme, ça s’est inscrit au niveau des circuits de récompense et au niveau limbique, et puis du coup vous répétez, un peu naïvement. Soit il y a des évènements, des épisodes qui vont venir vous rappeler la réalité en disant : « attention, c’est pas comme ça que ça se joue la sexualité, c’est entre pairs et maintenant que tu es adulte et il va falloir la jouer entre adultes », ou soit naïvement vous allez continuer avec une fixation sexuelle infantile, de rejouer le sexe avec des enfants. L’enfant est devenu adulte et l’adulte va intervenir auprès d’enfants dans ce phénomène de répétition. Et là, effectivement, le risque est majeur de venir reproduire du côté des enfants une sexualité comme ça, qui est fixée et clivée autour d’une sexualité infantile. Alors ça c’est une catastrophe. Je dis bien « naïvement », il y a peu de conscience du caractère délétère. Avec beaucoup de fausses croyances, fausses représentations qu’on appelle des distorsions cognitives, c’est-à-dire que finalement l’enfant aime ça et d’ailleurs « j’ai aimé ça et c’est normal, on va lui apprendre et puis ça fonctionne bien, ça ne crée pas de dommages puisque, la preuve, moi aussi je l’ai vécu et je vais bien ». Ça, ça permet de justifier la poursuite et la répétition du comportement. C’est ce qu’on appelle des rationalisations, qui sont très morbides et mortifères.
Et puis troisième modalité : lorsque, enfant, vous avez été effractés, vous allez développer des fonctionnements, des aménagements totalement pervers, avec le besoin, pour canaliser l’angoisse, d’aller agresser des victimes qui sont plus vulnérables que vous. Et du coup vous allez commencer cette carrière de prédateur sexuel que j’évoquais, qui est une catastrophe, encore une fois pour le sujet et pour toutes les victimes. Le ratio, c’est-à-dire la fréquence et la proportion de personnes, comme ça, qui sont victimes et qui vont développer des conduites et des comportements qui posent problème, on ne l’a pas de manière tout à fait claire, parce que ça dépend vraiment à la fois du profil psychologique et de l’âge, de la maturité de l’enfant. Donc c’est éminemment individuel, et il y a un ensemble de facteurs qui vont impacter. Par contre il y a quelque chose qui est relativement intéressant, et qui a été répliqué, c’est que pour un agresseur adulte, pédosexuel, avec des troubles pédophiliques, on est environ sur un sur trois, 20 à 30%, autour de 33%, qui a été victime au même âge que sa propre victime. Ça c’est répliqué. Alors c’est dommage, on n’est pas sur « combien de victimes ? » Il faudrait une étude prospective, c’est-à-dire qu’on prend toutes les victimes, et on regarde 15 ans, 20 ans plus tard s’ils deviennent auteurs. On n’a pas d’études très claires là-dessus. Par contre, quand on regarde des auteurs qui ont été condamnés, et que l’on va explorer si eux-mêmes ont été victimes, un sur trois environ a été victime. Par contre, l’enjeu, à chaque fois qu’il y a un enfant victime, c’est de le prendre en charge, pour lui éviter, à lui, de venir rejouer cette sexualité traumatique qui s’est figée, et lui permettre de s’approprier sa propre sexualité en tant qu’adulte. C’est ça l’enjeu, du côté de l’enfant. Du côté de l’adulte qui a été lui-même victime, l’enjeu c’est de lui permettre de reprendre le chemin de sa propre sexualité pour lui permettre de se la réapproprier. Et c’est tout l’enjeu des soins.

Odile Verschoot, psychologue clinicienne en milieu pénitentiaire, présidente de l’Association pour la Recherche et le Traitement des Auteurs d’Agressions Sexuelles (ARTAAS) :

Ce que l’on a repéré quand même, c’est qu’il n’y avait pas que les violences à caractère sexuel subies dans l’enfance qui entrainaient la commission des actes et qu’il y avait bien d’autres formes de maltraitances psychologiques ou physiques qui n’ont pas la définition de caractère sexuel, mais est-ce que le sexuel est si absent que ça de la maltraitance physique ? Je m’interroge. Je m’interroge avec une ébauche de réponse quand même qui est que dans les corps-à-corps de la maltraitance, ce n’est pas sexuel puisque les parties génitales ne sont pas touchées, néanmoins il y a quand même quelque chose qui est excessif, qui n’a pas sa place, et que l’enfant ne peut pas gérer, et qu’il peut reproduire d’une manière clairement sexuelle quand il sera adulte.

Brigitte Allain Dupré, psychologue clinicienne, psychanalyste jungienne, membre de la Société Française de Psychologie Analytique (SFPA) :

Il y a très souvent cette incompréhension des juges, des avocats et des journalistes qui disent « Mais Monsieur, mais Madame, vous nous dites que vous avez été vous-mêmes victime, que ça vous a marqué à vie, et vous recommencez, pourquoi ? » Ça devient incompréhensible. Et je crois que justement, si on ne fait pas ce lien avec la représentation symbolique de cet enfant merveilleux et le besoin que ce grand blessé de la vie qu’est devenu l’adulte qui a été maltraité dans l’enfance, on ne peut pas comprendre pourquoi ça se répète. Et en fait, l’acte pédophilique est une espèce de tentative de soigner encore une fois, par le passage à l’acte, ce qui n’a pas été suffisamment élaboré et tenu dans l’enfance. Le jour où j’ai compris ça avec des patients avec qui on élaborait cette question, le jour où j’ai compris ça, j’ai compris enfin pourquoi ça se répète. Parce que si c’est simplement dans la recherche du plaisir, on ne comprend pas que la trace traumatique de l’enfance ne vienne pas marquer un arrêt, une butée. Mais si on se dit « les enfants qui ont été victimes sont encore des enfants blessés devenus adultes, ils n’ont rien soigné, rien élaboré » donc on comprend que ça recommence, et c’est terrible. Et c’est pour ça que le travail d’information, de diffusion, d’explication est tellement essentiel.
Ce que je trouve intéressant de se dire aussi c’est que les informations qui sont données aujourd’hui sur la pédophilie, même si elles ne sont pas suffisantes, permettent à des gens qui ont été abusés de se dire « puisque j’ai été abusé, il faut que j’anticipe ». Même s’ils n’ont pas forcément ressenti des fantasmes pédophiles. « Il faut que j’anticipe et il faut que je fasse quelque chose ». Soit du côté juridique, de dénoncer le ou la, l’abuseur, soit du côté psychologique. Mais je trouve qu’aujourd’hui, toute l’information qui circule permet, dans le secret de leur âme, à des gens qui ont été abusés, de se dire « attention ». Et je trouve que c’est très important et très intéressant. Parce qu’en fait, les gens qui ont été abusés et qui ne sont pas passés à l’acte ont besoin de savoir qu’ils ne sont pas seuls au monde, et que ce sont eux les victimes. Et malheureusement, comme le bourreau « qu’est le pédophile » n’a pas honte, c’est eux qui ont honte. Comme s’ils se demandent s’ils n’avaient pas fait quelque chose. De la même manière que les femmes violées, quand elles allaient au commissariat de police, on leur disait « mais attendez, regardez vos fesses et votre jupe… Vous l’avez bien cherché ». Donc on se retrouve dans ces problématiques bourreau/victime qui chargent la victime d’une honte qui fait qu’elle se referme sur elle-même. Et donc c’est important qu’il y ait des témoignages.

Patrick Blachère, expert psychiatre, sexologue, vice-président de l’Association Interdisciplinaire post Universitaire de Sexolologie (AIUS) :

Je pense que toutes les victimes d’infractions à caractère sexuel sont en souffrance, et que dans la mesure où l’on est pris en charge, dans la mesure où les faits sont reconnus et que l’on est reconnu comme une victime, on peut s’en sortir et cicatriser ses blessures. Ce qui, par contre, est une réalité, c’est que de nombreux auteurs d’infraction à caractère sexuel ont été eux-mêmes victimes d’infractions à caractère sexuel, sans que l’on puisse bien sûr établir une relation de cause à effet. Mais il y a une spécificité, pour ces auteurs qui ont été victimes : c’est qu’ils n’ont jamais été pris en charge, et que les faits n’ont jamais été révélés. Donc, s’il y a un message à retenir, c’est que plus on permettra aux victimes d’être reconnues comme victimes et de parler, moins il y aura ce risque, si tant est que ce risque existe, qu’une victime devienne un auteur. En tout cas, pour limiter le nombre d’auteurs, il faut d’abord soigner les victimes.

L’intégralité de chacun de ces entretiens est disponible gratuitement sur notre site internet et sur notre chaîne YouTube.