La pédophilie dans l’Histoire (2/3) : le XXème siècle

Anne-Claude Ambroise Rendu, historienne, professeure à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et auteure de « Histoire de la pédophilie : XIXe-XXIe siècles » :

Une chose est claire c’est que dans l’entre-deux-guerres, les expertises médicales commencent à se développer, progressivement, lentement. Les juges demandent de plus en plus souvent aux médecins d’intervenir et d’examiner les petites victimes, et puis ils demandent aussi, de plus en plus souvent, aux médecins, ceux qu’on appelait les médecins aliénistes à la fin du 19e siècle et puis qu’on appelle les psychiatres au 20e siècle, ils leur demandent de venir examiner les prévenus et les accusés. Il me semble que le rôle de cette expertise médicale a été important, a travaillé en profondeur et a permis qu’émerge progressivement cette question. Il faut aussi évoquer rapidement l’influence du freudisme, même si Freud est peu entendu, peu lu, en France, pour des raisons qui tiennent à l’organisation même de la psychiatrie française et aux réticences des psychologues, quand même, un certain nombre de choses passe, et notamment la question de l’écoute. Je pense que cela a été quelque chose d’important : l’idée que l’on pouvait peut-être se mettre à écouter les enfants.
J’enjambe un peu ces décennies-là, au cours desquelles il ne se passe rien très manifeste ni de très spectaculaire, pour aborder l’après-guerre, et singulièrement les années 70 où là, quelque chose qui est de l’ordre de la révélation publique se fait, et se fait dans les médias. Il est très important de bien comprendre ce qu’est ce contexte des années 70, sans quoi on commet des erreurs qui me semblent graves. Les années 70 sont donc celles qui suivent Mai 68, et sont vraiment le temps d’une espèce de grand ré-examen de toutes les questions, qui tiennent à l’organisation sociale, à l’organisation familiale et à la sexualité. C’est comme si tout était déplié à ce moment-là, rien ne va plus de soi, rien de ce qui était moralement accepté comme relevant d’une évidence, ne va plus, tout est ré-analysé. Et c’est donc le moment où se développe une espèce de discours proliférant sur la liberté sexuelle, liberté sexuelle qui est d’ailleurs entendue comme un instrument de libération tout court, de libération politique. Et cette liberté sexuelle, un certain nombre de ceux qui occupent l’espace médiatique, affirment qu’elle concerne aussi les enfants. Elle concerne aussi les enfants et donc, assez vite, la question c’est « Pourquoi est-ce que les enfants seraient protégés ou interdits d’avoir une sexualité, par une loi qui, au fond, brime leur désir ? ». Parce que la loi est très claire depuis 1910. Il faut quand même rapidement revenir dessus. Le Code pénal criminalisait déjà la relation sexuelle entre un adulte et un enfant. Il précise cette criminalisation en 1832 avec une loi qui crée l’attentat à la pudeur sans violence. Jusqu’alors il fallait qu’il y ait de la violence. À partir de 1832, sont potentiellement sanctionnées toutes les activités sexuelles entre un adulte et un enfant de moins de 11 ans. Cet âge passe à 13 ans en 1863 et à 15 ans en 1945. On l’élève progressivement, comme si, justement, cette prise en compte de la réalité de ce qu’est l’enfant et puis de ce qu’est l’adolescent prépubère et pubère, allait croissante.
Donc, dans les années 1970, tous ceux qui sont vent-debout contre l’ordre établi, les valeurs bourgeoises, la morale, etc., disent, « Mais pourquoi interdire aux enfants d’avoir une vie sexuelle ? » Et c’est dans ce contexte que se développe un discours pro-pédophile, qui est le discours de ceux qui se réclament de la pédophilie, qui se nomment eux-mêmes « pédophiles », en empruntant d’ailleurs ce terme à la psychiatrie, puisque c’est un terme qui a été inventé par un psychiatre français, puis repris par Richard von Krafft-Ebing qui est un psychiatre autrichien, mais qui ensuite a été oublié. Il a été inventé à la toute fin du 19e siècle, et puis ensuite il n’est plus guère utilisé par personne. Les pratiquants de la sexualité avec les enfants des années 1970, en quelque sorte, l’exhument, le ressuscitent, et disent « Nous sommes pédophiles, ce qui veut dire, très concrètement, très précisément : nous aimons les enfants, et nous aimons le corps des enfants. Mais naturellement, nous n’exerçons sur eux aucune violence, et nous n’avons de relations sexuelles qu’avec des enfants qui sont consentants ». C’est donc autour de cette notion de consentement sexuel que va se cristalliser le débat, et même la polémique, puisque justement le Code pénal est très précis : un enfant « ne saurait consentir ». Donc le Code pénal avait formellement évacué cette question du consentement, en disant qu’il n’y a plus à demander aux enfants s’ils sont consentants ou pas, que ce n’est pas la question, puisqu’on sait très bien qu’on peut exercer sur les enfants une autorité, une influence, une séduction, qui va les conduire à faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire, mais à les faire quand même.

On parle de qui ?

Pierre Verdrager, sociologue, auteur de « L’enfant interdit : Comment la pédophilie est devenue scandaleuse » :

Plein de gens.

On a tendance à penser que ce sont des intellectuels de gauche.

C’est vrai, pour partie. Dans le sillage de 68, la libération sexuelle, la libération des mœurs, la libération de toute une série de choses, et dans ce cadre là – c’était d’ailleurs un des arguments – la pédophilie doit prendre sa place, dans ce processus de libération qui était en œuvre. Donc, beaucoup de gens à gauche bien-sûr, au nom de la libération, mais, j’ai découvert en faisant l’enquête qu’il y avait aussi à l’extrême droite, aussi étonnant que cela puisse paraître, des gens qui défendaient des thèses pédophiles. Alors, d’une manière complètement différente. Quand on s’approche de la manière de faire, les arguments ne sont pas du tout les mêmes. Les gens de gauche vont privilégier des valeurs égalitaires, donc vont essayer de rapprocher l’adulte de l’enfant. Alors, rapprocher l’adulte de l’enfant, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que d’une part les adultes sont habités par une âme d’enfant, tout adulte conserve une âme d’enfant. Et d’autre part, tous les enfants sont des personnes.

Des adultes en devenir…

Des adultes en devenir, avec soif de découverte, et donc des personnes. Donc, diminuer la taille de l’adulte, grandir la taille de l’enfant, ça créée une diminution de l’écart, qui permettait de rapprocher et de rendre acceptable, pensable, envisageable, la relation pédophile. Ça, c’est plutôt un argumentaire de gauche, c’est-à-dire qui privilégie les valeurs égalitaires. Mais à l’extrême droite, il y a des revues dans lesquelles des arguments comme ça ont été défendus, on va au contraire privilégier des valeurs inégalitaires, où là, l’asymétrie, le décalage entre l’adulte et l’enfant, au contraire, va être valorisé. Et va prendre place un argumentaire dans lequel l’inégalité est valorisée avec un arrière-fond, par exemple militaire, par exemple de rapport de force ou de violence, où là, c’est quelque chose de bien. Ou tout simplement l’initiation, qui renvoie à la Grèce ancienne, et qui suppose une inégalité absolue entre les acteurs en présence. Donc, dans un cas, on essaye de gommer l’inégalité, dans l’autre, on la conserve et on la survalorise.
Alors, il y a une revue dans laquelle se sont exprimées toutes ces idées, c’est la revue Gay France, qui était une revue qui était proche des milieux révisionnistes, néo-nazis, avec toute une série de gens qui étaient proches de ces réseaux-là, qui était une revue à la fois pro-pédophile, homosexuelle. C’était un peu mélangé, et on faisait dans cette revue-là ouvertement l’apologie de la pédophilie, des relations adulte-enfant, etc.

Alors, quels étaient les arguments de ceux qui voulaient légitimer la pédophilie ? Est-ce qu’ils s’intéressaient à des études scientifiques ? À l’Histoire ?

L’Histoire, oui, c’était une des voies d’accès privilégiées aux tentatives de valorisation. Je dois dire que les sciences sociales étaient sollicitées dans leur ensemble. C’est-à-dire : Sociologie, Histoire, Anthropologie bien-sûr. Toutes ces disciplines-là étaient mises à contribution pour essayer de défendre la cause. Alors, évidemment, l’Histoire était sollicitée en premier lieu, bien-sûr avec la référence à la Grèce Antique et la pédérastie antique.

Qu’est-ce qu’on sait de cette période ?

Pas mal de choses.

J’ai entendu tout et son contraire, sur cette période, concernant la pédophilie.

Disons que les relations pédophiles… Là, j’emploie le terme dans une acception anhistorique, non historique, parce que évidemment c’est un mot qui n’existait pas à l’époque, et ça compte les mots qu’on utilise, parce qu’ils véhiculent tout un arrière-fond social, etc. Il faut être attentif à leur moment d’apparition, etc.
La pédérastie antique, c’est une occurrence de relations sexuelles adulte-enfant.

Enfants ?

Oui, prépubères, puisque la limite, c’était justement la puberté, où ça devait s’arrêter. Encore une fois, ça a été vraiment l’argument de la pédérastie antique socle, très transversale aussi gauche-droite, qui permettait de montrer que, puisque c’était arrivé une fois dans l’Histoire, puisqu’il y avait une occurrence historique très prestigieuse, et bien, on pouvait considérer que ça pouvait être réactualisé et remis à l’œuvre.
Mais c’était pas le seul point d’accès pour les défenseurs de la pédophilie. L’Anthropologie était aussi sollicitée pour défendre ces arguments-là. Et à l’époque, dans les années 80, il y avait des livres qui paraissaient. Le grand ouvrage, qui a été beaucoup cité, c’est le livre de Godelier sur les Baruyas, en Nouvelle Guinée, et plus largement tous les travaux qui portaient sur la Nouvelle Guinée, où les relations sexuelles adulte-enfant se pratiquaient avec une dimension d’initiation, un peu comme en Grèce antique. Ce n’est pas du tout une spécificité unique.

À quelle époque ?

Les Baruyas, c’est assez contemporain. Au moins quand Godelier faisait ses enquêtes, au moins jusque dans les années 60.

De quelle façon ?

Alors, chez les Baruyas, c’était une initiation qui permettait aux enfants de 9 ans, à partir de 9 ans, d’absorber du sperme, par les adultes, et c’était considéré comme des rites de masculinisation. L’enfant Baruya quittait le domaine de l’enfance à 9 ans et faisaient des fellations aux adultes qui avaient entre 15 et 20 ans. C’était très formalisé. Si vous voulez, n’importe qui ne pouvait pas faire n’importe quoi.

C’était un rite initiatique ?

C’était un rite initiatique, qui permettait de viriliser les enfants, de permettre leur processus évolutif dans le monde des adultes, dans la mesure où le sperme, chez les Baruyas, était réputé avoir des qualités extraordinaires.

Donc, on est presque dans du rituel magique. On est dans du symbolique. Quelque part, est-ce que ça s’appelle encore de la sexualité ?

Si on part du principe que la sexualité, c’est la mise en œuvre du sexe, on peut considérer que c’est de la sexualité, avec un arrière-fond culturel très fort évidemment. Mais, comme toute sexualité, elle est toujours immergée dans une culture.

Ça se répétait ?

Ça se répétait pendant longtemps.

Pendant longtemps, c’est-à-dire ?

Pendant des années.

Plusieurs années ?

Oui, et ça faisait partie du processus par lequel on devenait adulte. Ça, c’est tout à fait attesté. Et puis, il y a d’autres études anthropologiques, en Nouvelle Guinée notamment – ça s’est beaucoup fait là-bas – qui montraient que ça existait. Et c’était valorisé par cette société et ça se pratiquait. Alors, Godelier dit qu’il y a quand même une dimension érotique dans ces gestes, mais que ça n’était évidemment pas seulement ça. Les enfants ne pouvaient pas s’y soustraire. C’était aussi un secret qui était gardé par les hommes. Les femmes n’avaient pas accès à cette information-là. Et d’ailleurs, Godelier lui-même n’utilise pas le terme « pédophilie » dans son étude. Ce n’est pas tellement ça qui m’intéressait…

C’est la façon dont il utilise l’information ?

C’est intéressant en soi bien-sûr, mais c’est la façon dont on utilise l’information, faire référence à l’Anthropologie pour dire : « Vous voyez, c’est normal, les Baruyas le font. Pourquoi on ne le ferait pas ? ». C’est ça l’argument. Évidemment, c’est assez convaincant, dans la mesure où… C’est assez convaincant quand on essaye de comprendre les arguments, et qu’on constate que des contacts sexuels entre adultes-enfants existent, sont valorisés dans d’autres sociétés à d’autres époques, ça porte ! Et si on veut essayer de décrire correctement les controverses, il ne faut évidemment pas se mettre à distance. Il faut essayer de se rapprocher pour voir à quel point ces arguments ont pu porter. Je veux dire, l’Anthropologie, c’est quand même une science tout à fait légitime dans les Sciences Humaines, et il y avait tout lieu de s’intéresser à ça. Alors, je parle de l’Anthropologie, on peut faire un retour à l’Histoire. Il y a eu des livres qui ont eu beaucoup de succès à cette époque-là. Je pense au livre de Philippe Ariès sur l’Enfant dans l’Ancien Régime, ou celui d’Élisabeth Badinter qui s’appelait « L’amour en plus ». C’étaient des livres « constructionnistes ». C’est un mot un peu compliqué. Ce n’est pas très compliqué, en réalité, le Constructionnisme. Le Constructionnisme, ça veut dire : « C’est socialement construit ». Ce n’est pas dans la nature, c’est nous qui le fabriquons. C’est notre culture, c’est de main d’homme. Les arguments des pédophiles s’appropriaient les arguments constructionnistes pour dire : « Finalement, tout ça, c’est socialement construit, l’enfant est socialement construit… » alors on pouvait dire du présent, à l’époque dans les années 70 : « Ce présent, il est arbitraire, il n’a pas de fondement naturel, il n’a pas de fondement divin, il n’a pas de fondement du tout. C’est juste nous qui fabriquons ça. Et ça, c’est arbitraire. » Pour rendre les choses flottantes, les perspectives des Sciences Humaines étaient tout à fait idéales, parce que les Sciences Humaines ont l’habitude de faire ça. Il y avait un transfert d’autorité. On essayait au moins, de procéder au transfert d’autorité des sciences humaines à l’objet dont il est question. Mais il y avait aussi du fond, c’est-à-dire une perspective constructionniste d’Histoire, de Sciences Humaines, d’Anthropologie, de Sociologie, qui visait à montrer que le rapport négatif que la société avait à la pédophilie, était socialement construit, donc arbitraire, donc vulnérable à la déconstruction. Et cette déconstruction-là, elle permettait d’embrayer sur une autre réalité, une réalité plus souhaitable, une réalité où la pédophilie aurait sa place.
La Psychanalyse aussi a été sollicitée. La Psychanalyse, c’était la science parfaite, si on peut appeler ça « science ». « Discipline » en tous cas. La Psychanalyse, c’était bien-sûr la sexualité de l’enfant, la découverte de la sexualité de l’enfant, le pervers polymorphe, ça c’est une phrase que j’ai retrouvée partout. Le pervers polymorphe, ça voulait dire quoi ? La Psychanalyse met au jour la sexualité infantile. Ce qui veut dire que si on refuse la sexualité infantile – je ne fais que reprendre les arguments – si on met au jour la sexualité infantile, c’est qu’elle existe. Si elle existe et qu’on ne veut pas la reconnaître, c’est qu’on est dans une forme d’illusion. Et cette sexualité infantile, pourquoi ne pourrait-elle pas prendre place dans un cadre adulte-enfant ? Par conséquent, il y a eu une espèce de tentative de mythification des opposants. Si vous vous opposez, c’est parce que vous êtes dans la résistance. La résistance, la fameuse résistance psychanalytique. Et tout tenait debout, finalement. Disons que ces arguments tenaient debout, au sens où ils avaient une espèce de cohérence. S’ils ont eu un tel succès, c’est qu’il devait bien y avoir quelque chose qui était mobilisé par les gens, qui tenait debout. Parce que si on arrive et que l’on analyse ça en disant : « c’est totalement mythique, etc. », on ne comprend pas ce qu’il se passe. Il faut voir à quel point l’argumentaire était sophistiqué, et d’une certaine manière prendre au sérieux cette sophistication.

Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui des mouvements pro-pédophiles ?

Pour l’essentiel, il n’y a plus rien. Il y a Internet. La parole visible, publique, du monde pédophile, c’est une parole totalement clandestine. Le monde social condamne d’une façon très radicale, je pense qu’on peut dire maintenant « unanime ».

On peut donc dire que la parole pro-pédophile a perdu la bataille ?

Oui, c’est une déroute complète. Tous les arguments dont je vous ai parlé, la référence aux Sciences Humaines, à l’Histoire, à l’Anthropologie, aux sciences, à la Psychanalyse… Ce ne sont restés que des mots. Il y a pas eu de relais, ça n’a pas produit d’effet, ça n’a pas produit d’effet tangible. Ils ont essayé de dire : « La lutte pour la pédophilie, c’est de la politique. On va faire de la politique. C’est politisable. » Et la politisation, ça n’a pas marché. Ce qui a été politisé, c’est la lutte contre la pédophilie. Et non pas la défense de la pédophilie.

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