Histoire des violences sexuelles

Véronique Le Goaziou, sociologue, ethnologue, philosophe, chercheuse associée au CNRS, auteure d’une étude sur le viol :

Depuis mon point de vue de sociologue des violences, il a existé des époques antérieures aux nôtres où les violences de façon générale, les violences sexuelles de façon spécifique, à l’intérieur desquelles on peut provisoirement ranger la question de la pédophilie. Parce qu’au fond, si on fait une parenthèse, est-ce que la pédophilie est une violence ? C’est encore une grande question ça. Qu’est-ce que c’est ? Que met-on sous ce mot-là ? En tous cas, il est clair que la place de la violence a singulièrement changé dans nos sociétés. Il a existé des sociétés par le passé – alors quand je dis le passé, ça remonte à des décennies, ça remonte à des siècles – où elle avait sans doute une place plus banalisée, plus autorisée, plus ordinaire, voire plus légitime. Je pense que nous vivons aujourd’hui dans des sociétés dans lesquelles la violence a été bannie, ou dans lesquelles on souhaiterait que la violence soit bannie. Et c’est assez facile à comprendre dans la mesure où dans les sociétés passées, je pense que le rapport à la souffrance, le rapport au corps, le rapport à l’intimité, le rapport à la dignité humaine, la place de l’enfant, les rapports entre les adultes et les enfants… etc. n’étaient absolument pas les mêmes qu’aujourd’hui. Il faut se souvenir quand même que pendant très longtemps, le père de famille avait droit de vie et de mort sur ses enfants. Pendant très longtemps, un époux avait quasiment droit de vie et de mort sur son épouse. Donc dans nos sociétés qui ont promu l’égalité, qui en ont fait un principe d’action, un principe d’ordre dans les groupes sociaux, et bien toute forme de violence qui va atteindre à la dignité de l’autre est inentendable, mais il a existé des sociétés dans lesquelles ça paraissait presque normal ou presque banal.
On peut le voir du reste au regard des jugements. Lorsqu’on travaille sur les violences sexuelles, lorsqu’on fait l’histoire des violences sexuelles, par exemple les viols – pour prendre les violences sexuelles considérées comme les plus graves aujourd’hui, considérées comme les plus graves d’ailleurs de tous les temps – les historiens ont bien montré que la justice était très peu mêlée à ces affaires-là. Il y avait très peu de plaintes. Lorsqu’il y avait des plaintes, il y avait très peu de poursuites. Lorsqu’il y avait des poursuites, il y avait très peu de procès, et lorsqu’il y avait des procès, il y avait très peu de condamnations, donc il y avait une sorte de tolérance qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui. Mais une sorte de tolérance à l’égard de ces gestes, de ces agissements, de ces comportements qui paraissaient relativement banals et qui éventuellement étaient confiés à l’infra-judiciaire, c’est-à-dire qu’ils étaient au fond régulé par une sorte de régulation des mœurs ordinaire.

Infra-judiciaire ?

Infra-judiciaire, ça veut dire sous la justice voire para-judiciaire, à côté de la justice. Mais la justice s’en était très peu saisie, sauf dans les cas les plus graves, et en particulier lorsque certaines histoires ou certains agissements, particulièrement sordides, particulièrement violents, avaient des enfants comme victimes. Là, il y avait un caractère un peu insupportable. Mais il faudra attendre des siècles, un lent mouvement, un long mouvement de ce que l’on appelle ou de ce que l’on a appelé « la pacification des mœurs », pour que ces gestes ou ces agissements paraissent absolument horribles et absolument indéfendables. Et je pense que ces évolutions se sont notamment faites avec une sorte de coup d’accélérateur si je puis dire, en gros tournant du 18ème, début du 19ème, c’est surtout là que les choses vont commencer à évoluer, à la faveur d’un double mouvement. Le premier mouvement, je vais en parler peu parce que c’est pas celui qui nous intéresse prioritairement mais je pense qu’ils sont liés, le premier mouvement, pas chronologique d’ailleurs, c’est en gros tout le mouvement de combat pour la dignité des femmes. En gros les mouvements féministes, pour aller vite, qui ont lutté, qui se sont battus, dans la rue ou bien sur le plan des lois, pour que le statut des femmes évolue au sein de la cellule familiale et dans la société. Celui-ci c’en est un mais il a largement contribué à faire évoluer les regards, les mentalités et les lois. Mais aussi à la faveur d’un deuxième mouvement, qui est en gros celui que l’on rangerait aujourd’hui sous le vocable de la protection de l’enfance. Et le mouvement de protection de l’enfance, de mon point de vue, va d’abord se cristalliser autour des violences physiques faites aux enfants : les coups qui vont leur être portés, les brimades, les maltraitances – notamment dans la cellule familiale mais pas uniquement – et petit à petit, surtout au 20ème siècle, va émerger peu à peu la question des violences sexuelles faites aux enfants, comme étant la violence maximale ou les violences maximales que l’on peut infliger à un enfant.

Est-ce qu’il y a moins d’abus sexuel sur les enfants aujourd’hui qu’avant ?

Moi, je n’ai pas le sentiment que ces violences ont augmenté, en revanche, elles sont singulièrement dénoncées davantage aujourd’hui que par le passé. Enfin, « singulièrement », encore que, je trouve qu’on est en même temps à un paradoxe. Quand on regarde les statistiques policières, elles ont augmenté singulièrement des années 1970 jusqu’au début des années 2000 et puis ça s’arrête. On atteint une sorte de seuil, de plafond. On n’a jamais autant parlé des violences sexuelles, on ne les a jamais autant réprimées, le traitement pénal n’a jamais été aussi sévère, la procédure pénale n’a jamais été aussi contraignante. C’est devenu quelque chose comme le mal absolu, surtout lorsque les enfants en sont de victimes, et pourtant, elles sont encore paradoxalement très peu dénoncées, puisque on estime en gros, suivant les enquêtes, les études… que seuls 10% des viols seraient portés à la connaissance de la justice. C’est-à-dire que si vous comparez le nombre de personnes qui dit avoir été violé dans les enquêtes de victimation, avec le nombre d’affaires pour viols qui sont portées à la connaissance de la justice, vous avez en gros un rapport de un à dix. Ça veut dire que la justice méconnaît à peu près 90% des affaires. Et je trouve que c’est extrêmement paradoxal, parce que comment faudrait-il en parler plus pour que ça arrive à la connaissance de la justice ? Et du coup, ça pose la question de la pénalisation de ces violences : au fond, est-ce que c’est la meilleure voie, pour les victimes, de voir leur affaire portée en justice ?

Tristan Renard, sociologue au Centre Ressources pour les Intervenants auprès des Auteurs de Violences Sexuelles (CRIAVS) Midi-Pyrénées :

Une des enquêtes de référence, a eu lieu en 2006. Elle s’appelle « Enquête sur le contexte de la sexualité en France ». C’est une enquête sur la sexualité en général, pas uniquement sur les violences sexuelles, et cette enquête a démontré des chiffres très importants sur les violences sexuelles. Par exemple, 20% des femmes disaient avoir été victimes d’une tentative ou d’une agression sexuelle au cours de leur vie, ce qui est un chiffre extrêmement important, et je crois que pour les hommes c’était environ 7%. Ces chiffres permettent de montrer le décalage entre ces enquêtes et les chiffres de la Justice. Donc à partir de cela, on peut comprendre, par exemple, le fait que peu de gens parlent des actes sexuels qu’ils ont subi à leurs proches – 1 personne sur 2 selon cette enquête – et surtout peu de monde porte plainte. Moins de 10% des victimes de violences sexuelles portent plainte. Il y a plusieurs raisons à ça. Il y a un problème de sensibilité, c’est à dire qu’il y a des gens qui sont victimes d’actes sans qu’eux-mêmes ne les définissent forcément comme des violences sexuelles. Ça va être le cas notamment dans des affaires de viols conjugaux, des affaires d’attouchements sexuels… C’est toute la problématique du consentement qui est assez floue au final, et difficile à définir, selon les individus.
Et puis il y a aussi le fait que selon les générations, les gens ne vont pas être, on va dire « aptes » à parler des faits à leurs proches. Ce que montre cette enquête, c’est que les plus jeunes générations, les 18/24 ans par exemple, parlent beaucoup plus des actes sexuels qu’ils ont subi, que les personnes âgées de plus de 60 ans. Il y a quand même une évolution historique dans le fait que les jeunes générations vont être plus sensibles pour dénoncer ce type d’acte.
Et, peut-être une troisième problématique, c’est la question évidement du rapport entre définition juridique et définition sociale. Le code pénal définit le viol comme « tout acte de pénétration sexuel de quelque nature qu’il soit », c’est-à-dire un objet par exemple, pas forcément un sexe. Mais les individus, dans le champ social, qui subissent des violences sexuelles, ne savent pas forcément, par exemple, qu’une fellation peut constituer un viol. Il y a donc un décalage entre les définitions juridiques et le vécu des gens.

L’intégralité de chacun de ces entretiens est disponible gratuitement sur notre site internet et sur notre chaîne YouTube.